Roland est une des plus intéressantes et aussi une des mieux conservées de ces figures à demi réelles, à demi inventées ; sa défaite à Roncevaux, son courage et celui des douze pairs qui l’accompagnent, forme un des épisodes les plus remarquables de ce vaste ensemble de poèmes appelé le Cycle de Charlemagne, dont la célèbre Chronique de l’archevêque Turpin a fourni les premiers et les principaux traits, et qu’animent Renaud de Montauban et ses frères, Merlin, Ganelon, tous ces personnages fameux des fantaisies chevaleresques du Moyen Age
Au retour d’une expédition contre les Maures d’Espagne, Charlemagne, ayant imprudemment divisé son armée dans le passage des Pyrénées, fut attaqué par les Basques, qui défirent complètement son arrière-garde engagée dans la vallée de Roncevaux.
Voici comment Eginhard, l’historien de Charlemagne, raconte cet échec du grand empereur : « Charles, dit-il, ramena d’Espagne ses troupes saines et sauves. A son retour cependant, et dans les Pyrénées, il eut à souffrir un peu de la perfidie des Basques. L’armée défilait sur une ligne étroite et longue, comme l’y obligeait la conformation du terrain. Les Basques se mirent en embuscade sur la crête de la montagne, qui, par l’étendue et l’épaisseur de ses bois, favorisait leur stratagème.
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« De là, se précipitant sur la queue des bagages et sur l’arrière-garde destinée à protéger ce qui la précédait, ils la culbutèrent au fond de la vallée, tuèrent, après un combat opiniâtre, tous les hommes jusqu’au dernier, pillèrent les bagages, et protégés par les ombres de la nuit, qui déjà s’épaississait, s’éparpillèrent en divers lieux avec une extrême rapidité.
« Les Basques avaient pour eux dans cet engagement la légèreté de leurs armes et l’avantage de leur position. La pesanteur des armes et la difficulté du terrain rendaient au contraire les Francs inférieurs en tout à leurs ennemis. Egghiard, maître-d’hôtel du roi ; Anselme, comte du palais ; Rotland, commandant des marches de Bretagne, et plusieurs autres, périrent dans cette occasion. »
Son nom mêlé au récit de la défaite de Roncevaux, voilà le seul souvenir que l’histoire, dans sa réalité, consacre à Roland. Mais, si Roland n’a historiquement qu’une médiocre importance, sa figure s’agrandit et prend, dans le récit poétique, dans les traditions chevaleresques, des proportions héroïques. Alors ce n’est plus le commandant des marches de Bretagne dont Eginhard ne nous a transmis que le nom et le titre ; Roland, le chevalier du Moyen Age, est un des principaux personnages de ces naïves épopées où Charlemagne et sa cour apparaissent avec des mœurs imaginaires, des caractères de pure fantaisie, où la personnalité humaine et la réalité historique se transforment sous les inventions capricieuses de l’imagination, où enfin le Moyen Age revêt de son costume et anime de ses sentiments, de sa vie toutes ces fortes figures des premiers temps de la France, qui se montrent à lui dans un passé dont l’éloignement change la véritable physionomie.
C’est cependant ce héros imaginaire, ce brillant chevalier de la cour du grand roi Charlemagne dont nous avons ici voulu rappeler le souvenir ; pour un instant nous avons quitté l’histoire pour le roman, si toutefois c’est abandonner la vérité historique que de se mêler un moment aux goûts littéraires, aux habitudes, à la vie de toute une époque. Nous avons laissé l’annaliste raconter, avec sa sévère exactitude, la défaite de Roncevaux ; mais le nom de Roland mérite véritablement une autre attention, et il tient dans l’histoire une place plus considérable que celle qu’il occupe dans le récit d’Éginhard.
Roland, le glorieux vaincu de Roncevaux, le héros des poèmes chevaleresques du Moyen Age, rappelle donc tout un ensemble de littérature, représente les mœurs de toute une époque ; et c’est sous cet aspect que nous l’avons surtout voulu considérer : c’est Roland revêtu de son armure, serrant sur sa poitrine la célèbre Durandal, que nous nous sommes efforcé de reproduire, plutôt que le commandant des marches de Bretagne.
Celui-ci n’est qu’un nom jeté au hasard dans la foule de ceux qu’écrit le chroniqueur ; l’autre est le personnage illustre de bien des chants héroïques : c’est la personnification la plus brillante, la plus animée, de cette chevalerie qui née vers le milieu du XIe siècle se prolongea jusqu’aux derniers jours du XIIe dans sa réalité, et jusqu’au règne brillant de François Ier dans son apparence et dans sa forme. La chevalerie, dont la figure imaginaire de Roland est un des types les plus précis, les plus brillants, fut une institution d’une haute importance à une époque où la force semblait la seule loi, le seul droit.
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Fondée sur trois grandes passions : la foi, la valeur et l’amour ; prenant pour devise : Dieu et ma
dame, la chevalerie, tant poétique, tant idéale malgré l’imperfection et le vague où elle demeura, fit faire de grandes choses, excita l’enthousiasme et influa heureusement sur le développement moral de la société. A la fois, pour ainsi dire, prêtre et soldat, le chevalier s’appuyait sur le courage et la religion : il faisait bénir cette épée qu’il consacrait à la défense du bon droit ; dans son noviciat, il apprenait l’obéissance et la valeur ; enfin, avant que le jeune écuyer reçût l’accolade, fût armé chevalier par son maître, il devait avoir fait preuve de vertu, de courage, de piété, et s’être lié par ses serments à protéger le faible, l’orphelin, et à ne combattre que pour la bonne cause ; puis il partait pour les grandes aventures, pour les emprises d’armes, pour les lointaines expéditions.
Ce sont ces mœurs, ces vertus héroïques, cette pureté de cœur, cette vaillante audace que célébraient les poèmes chevaleresques et, pour en rehausser sans doute l’éclat, on les mit sous le patronage des hommes qui avaient laissé dans l’histoire un nom célèbre, glorieux. C’est ainsi que Charlemagne fut le héros d’un roman, d’une épopée où le vainqueur des Saxons se transforme sous l’armure du chevalier.
Dans ces récits l’histoire et la fantaisie, la réalité et l’idéalité se confondent, se mêlent à ce point que, plus tard, l’histoire hésita longtemps sur la voie qu’elle devait suivre, ignorant où était la vérité, et qui elle devait adopter, de ces physionomies idéales, resplendissantes de dévouement, de franchise, de piété, ou de ces barbares et courageux vainqueurs des invasions saxonnes, dont les traits sont durs, sauvages, dont la politique est adroite, rusée, la foi intéressée.
Nous avons donné d’après les historiens le récit de la défaite et de la mort de Roland. Voici comme la tradition chevaleresque raconte cette journée dont Roland fut à la fois le héros et la victime. Surpris par les Sarrasins dans la vallée de Roncevaux, Roland et les douze pairs se défendent vaillamment ; mais, accablés par le nombre, ils succombent.
Cependant, « navré de quatre coups de lances, forcé de pierres », Roland parvient à échapper seul aux Sarrasins. « Lors commença Roland, blessé qu’il était, à aller droit à la voie, tirant vers Charlemagne ; tant alla qu’il vint jusqu’au pied de la montagne de Césarée, au-dessous de la vallée de Roncevaux, où il trouva un beau préau d’herbe, auquel avait un bel arbre et un grand perron ; là, descendit de cheval, et s’assit pour soi reposer, et se trouva si malade que plus ne se pouvait soutenir, et se tourna le visage vers Espagne en faisant de grièves complaintes ;
« et lors tira son épée Durandal toute nue, et, après qu’il l’eut longuement regardée, il commença à la regretter en pleurant : — Epée très belle, claire et flamboyante, j’aurai trop grande douleur si mauvais ou paresseux chevalier te possède après moi ! Et ce disant, il se leva, et en frappa trois coups sur le perron qui était là pour la briser et la rompre, et frappa de telle puissance qu’il brisa ledit perron tout en travers et demeura son épée saine et entière.
« Alors son cor d’ivoire mit à la bouche, et sonna de si grande force et vertu qu’il le fendit, et tant s’efforça de souffler qu’il se rompit les nerfs et veines du col. » Charles entendit l’appel de son neveu ; mais le traître Ganelon, qui avait préparé l’embuscade de Roncevaux, l’empêcha de retourner sur ses pas. « Ne voyez-vous pas, dit-il, que Roland chasse dans la forêt et qu’il n’a pas besoin de vos secours ! » Son frère Beaudoin vient enfin à son aide ; mais « quand il retourna à lui, il le trouva prenant mort ; il bénit l’âme de lui ; son cor, son cheval, son épée prit et s’en alla droit à l’ost de Charlemagne. »
De tous les souvenirs chevaleresques, celui de Roland est demeuré le plus populaire ; à chaque pas, dans le Midi, on retrouve les traces de cette fabuleuse et héroïque figure : la brèche de Roland, dans les Pyrénées, vaste défilé au milieu des montagnes, atteste encore la trempe de sa puissante épée ; dans le Roussillon, le pas de Roland maintient son souvenir ; à Blaye on a longtemps conservé son cor d’ivoire, ce cor merveilleux dont les sons se faisaient entendre à sept lieues de distance et avec lequel il adressa à son oncle Charlemagne ses suprêmes adieux ; enfin souvent nos soldats, dans les guerres contre les Anglais, s’animaient au combat en chantant la romance dont les aventures de Roland forment le sujet.
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