Jamais à aucune époque on n’a tant écrit de romans qu’aujourd’hui, et cependant, on peut dire que le genre est en pleine décadence, lance en 1904 l’écrivain et journaliste angevin Guy de Charnacé, qui ajoute que cette décadence tient à deux causes : les maîtres ne se donnent plus la peine d’être littéraires, les élèves et aussi ceux qui n’ont pas de maître font du roman comme le boulanger fabrique des pains d’un sou...
Et encore dans les petits pains y a-l-il un certain art, une forme que n’ont pas ces centaines de romans qui s’entassent chez les libraires, jusqu’au jour prochain où celui-ci les relègue à la cave, pour faire de la place aux nouveaux venus, poursuit notre journaliste.
Autrefois un homme, une femme qui publiaient un roman étaient du métier ; de ce fait ils appartenaient à la littérature. Aujourd’hui, un jeune homme qui vient de manquer ses examens, ou même d’obtenir un diplôme, se dit : « Puisque je n’ai pas de position, pas de carrière, je vais écrire un roman. » Il en est de même des femmes. La femme du poète, l’amie d’un écrivain veulent écrire ; ceux-ci ont leurs entrées dans les journaux, dans les revues, et elles y entrent, quelques-unes avec un certain fracas, et le roman devient innombrable — un mot employé par l’une d’elles sans rime ni raison.
Trois groupes se forment dans cette foule : le groupe des prétentieux, amateurs de néologismes, d’épithètes nombreuses, cherchées, affectées, et qu’on ne trouverait pas dans le dictionnaire. Chez eux, fleurit l’inversion, lés mots mal placés ou détournés de leur sens. Il en est aussi qui mettent à la ligne le mot à effet, ou qui le font imprimer avec des caractères différents de ceux du livre, voire même avec une autre encre, de l’encre rouge ! Si je voulais citer des noms et des exemples, renchérit Guy de Charnacé, on rirait un brin, mais je n’ai pas de goût pour la moquerie, laissant à chacun le droit de se reconnaître ou de dire : Un Tel ou Une Telle.
Puis vient le groupe des écrivains sans imagination, sans psychologie et sans observation. Ce groupe y supplée par le paysage ; il a ses clients. Le roman débute par un coucher de soleil, où l’artiste peint le lieu où va se passer la première scène. Ce préambule est long, très long, un véritable cours de peinture qui se répète souvent. On nous montre la ville ou la maison de campagne à toutes les heures du jour et de la nuit. Un romancier tristement célèbre a donné le modèle du genre, en nous montrant Paris le matin, à midi et le soir.
C’est un joli morceau de littérature qui serait mieux à sa place dans un manuel que dans un roman, où il fait longueur et détourne l’attention de l’action. A ce groupe ne parlez pas de sobriété : il se plaît dans le délayage des couleurs, et si bien qu’on ferme le livre, où le roman proprement dit tient tout entier dans cinquante pages.
Enfin, vient le groupe des inconscients, de ceux et de celles qui nous racontent l’aventure qui leur est arrivée, aventure sans intérêt, le plus souvent ; de ceux ou de celles, et ils sont légion, qui n’ont ni talent, ni syntaxe, ni orthographe. Ce groupe se recrute, le plus souvent, chez les décadents qui, partout, s’efforcent de mériter le nom qu’eux-mêmes se sont donné. Pour celte fois, ils ont vu juste ; ces prétentieux appartiennent à la décadence, et jusqu’à la personnifier.
Comme on le pense bien, je passe sous silence le groupe des pornographes.
Au nombre des jeunes romanciers restés bien Français, je n’en vois guère qu’un dont le nom mérite d’être signalé. Par sa naissance, il appartient à une vieille famille angevine, par son talent à nos vieux conteurs, et aux philosophes de tous les temps par la profondeur des idées. M. René Boylesve joint à tous ces dons une originalité de bon aloi, que son dernier roman met hors de pair. Son titre, seul, est un peu cherché et assez mal trouvé : L’Enfant à la Balustrade.
Mais quelle fine observation, quelle aimable philosophie, quelle discrétion dans les termes, quelle légèreté de main, une main qui n’appuie jamais et qui, cependant, accuse suffisamment tout ce qui doit être dit. Dans tout le récit, apparaît une honnêteté de pensée qui n’a d’égale que l’honnêteté de la forme. C’est parfait, c’est exquis. Je croyais ce vieux nom de ma province éteint. Un roman vient de s’élancer du vieux tronc, et avec quelle verdeur et avec quel charme ! J’en suis tout fier pour l’Anjou, bien que M. Boylesve semble avoir planté sa tente en Touraine, une bonne voisine, où se plaisait Balzac.
On me demandera, peut-être, à quelle école il faut le rattacher ? Il ne se soucie guère des écoles ; il est Français et tout à fait lui-même et pas d’autre. Je ne vois, chez lui, aucune évolution ; il y aurait, plutôt, régression vers l’auteur de la Comédie humaine. J’entends un retour à la simplicité, au bien-dire sans afféterie, enfin une protestation tacite contre le mauvais goût, contre la décadence.
Certes, il en est parmi nos romanciers qui n’en sont pas atteints. M. Paul Bourget montre dans l’Étape et dans la petite nouvelle qui annonçait cette magnifique étude de sociologie, un talent sain, vigoureux, une observation très nette, très aiguë et d’une logique serrée qui l’ont placé très haut dans la pléiade des grands romanciers de tous les temps et de tous les pays. Il se sent si bien assis sur un trône que personne, aujourd’hui, ne saurait lui disputer, qu’il s’y met, à mon gré, un peu trop à l’aise.
M. Bourget n’est point un maître styliste, poursuit Charnacé, il ne prétend pas à cette place et même il s’en tient trop éloigné dans ses dernières nouvelles. Il ne se surveille plus du tout et devient trop familier avec ses lecteurs. Tout de suite après l’Étape, je placerai : La Terre qui meurt, encore une très belle page de sociologie, où les caractères sont tracés d’une main ferme, par un esprit solide qui connaît son sujet et le terrain sur lequel il marche.
Cette vue profonde des choses de la terre, familière à M. Bazin, la poésie dont il enveloppe ses paysages et, cette fois, il n’en fait pas abus, la psychologie du paysan vendéen dont personne ne récusera la justesse, tous ces mérites accompagnés du respect pour la langue de nos pères, mérites qu’on retrouve dans l’exode de Donatienne, dans le Guide de l’Empereur, rattachent leur auteur à ses meilleurs devanciers, en y ajoutant un goût très prononcé pour la nature en plein épanouissement, dans un récent volume, où les paysages qu’il traverse sont traités dans un joli sentiment.
Comme on le voit, s’il y a décadence, et le fait ne me paraît pas contestable, on ne rencontre aucune trace d’une « évolution des genres », une doctrine nouvelle professée par M. Brunetière. D’après le savant critique, les genres littéraires seraient des « espèces » qu’on pourrait comparer aux espèces végétales et animales. Si je comprends bien, M. Brunetière ne serait pas éloigné d’adhérer au transformisme, en disant que les espèces se transforment. Et il en déduit que, comme les espèces, les genres littéraires se transforment, qu’ils évoluent.
Quant à moi, je n’aperçois aucune évolution littéraire, de même que je nie absolument, avec preuves à l’appui, l’évolution des espèces végétales et animales. La comparaison de M. Brunetière ne pourrait donc se soutenir. Sur ce terrain, j’attends les affirmations du directeur de la Revue des Deux Mondes, conclut notre écrivain.
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