mercredi 14 août 2013

Corps étrangers de Cynthia Ozick

  • souvenir de lecture
 305 pages
  • 305 pagesEditeur : Editions de l'Olivier (1 mars 2012)
  • Doris Nightingale quitte New York et sa vie bien rangée pour retrouver son neveu Julian. Exilé à Paris, le jeune homme se rêve écrivain. En attendant, il est garçon de café. Il s'est installé avec sa compagne dans un appartement luxueux qu'ils ne paient pas. Mais la bohème n'est déjà plus qu'une légende. Il leur faudra, un jour ou l'autre, affronter la réalité, au risque de s'y briser. Personnages sans ancrage, corps étrangers à tout ce qui les entoure, ils déambulent dans l'existence comme des êtres en sursis.

    Ce nouveau livre n'est pas seulement une réécriture moderne des Ambassadeurs de Henry James. Il en est le négatif photographique. Car l'Europe a bien changé : nous sommes dans les années 1950, l'Amérique triomphe et les deux guerres mondiales ont laissé des traces. Dans Corps étrangers, Cynthia Ozick explore le déracinement historique et intime de ces nouveaux Juifs errants, et impose sa puissance romanesque hors du commun.
    lecture de juin 2012
    Le thème central est l'aliénation des liens du sang, mais plus largement l'aliénation identitaire.

    Chaque personnage du roman se heurte à une définition qui le réduit et dont il désire à tout prix s'émanciper : le fils bon à rien, la fille prodigue, la tante célibataire d'âge mûr, la mère impeccable, le père petit-fils de colporteur.

    C'est comme si chacun abritait en son sein un corps étranger qui correspondrait à l'image que les autres ont de lui.

    C'est aussi une réflexion sur l'immigration et, plus généralement, le statut de l'étranger.



    Les courts extraits de livres : 10/03/2012
    1- 23 juillet 1952


    Cher Marvin,
    Eh bien, me voilà de retour. Londres n'était pas trop mal, Paris épouvantable, et je ne suis jamais arrivée jusqu'à Rome. On dit que c'est l'été le plus chaud depuis l'avant-guerre. En dehors du temps, je crains qu'il n'y ait pas grand-chose d'autre à raconter. L'adresse que tu m'avais donnée - Julian l'a quittée il y a environ une semaine. Il semble que je l'aie manqué d'à peine quelques jours. Tu n'aurais pas apprécié : une pension dans un quartier miteux à l'extrême périphérie de la ville. J'ai fait de mon mieux pour retrouver sa trace - j'ai tenté ma chance partout où tu m'avais dit qu'il pourrait travailler. Avec sa logeuse, j'ai fait chou blanc. Une vague allusion à propos d'une petite amie, rien d'autre. Il a tout emporté avec lui, apparemment peu de chose, d'ailleurs.
    Je te renvoie ton chèque. Vu l'endroit où ton fils logeait, ces cinq cents dollars lui auraient certainement été fort utiles. Désolée de ne pas avoir pu t'aider davantage. J'espère que toi et (tout particulièrement) Margaret allez bien.



    Bien à toi, 
    Doris


    2

    Au début des années cinquante du siècle dernier, une vague de chaleur féroce assaillit l'Europe. Suffocante, elle se fraya un chemin depuis le nord de la Sicile, où elle calcina la moitié de l'île, ne laissant derrière elle qu'une traînée de végétation roussie, jusqu'à Malmö, à la pointe sud de la Suède ; mais ce fut Paris qu'elle embrasa le plus sauvagement. Une vapeur chaude s'élevait en sifflant des ronds humides dessinés par les ballons de vin sur les tables en métal des terrasses de café. Depuis le ciel, juste au-dessus, une colonne d'air bouillant exhalait, tel un haut fourneau, des bouffées brûlantes, ou encore, un geyser incandescent, jailli du centre du soleil, précipitait sur les toits et les pavés un jet de lave en fusion. Les gens faisaient tantôt l'une, tantôt l'autre comparaison - soit le haut fourneau, soit le geyser -, et d'autres fois encore, on considérait la chaleur terrible comme un mal plus général, un résidu de la guerre récente, comme si le continent lui-même avait été changé en province de l'enfer.
    À cette époque, il y avait des étrangers partout dans Paris, endurant les mêmes souffrances que la population autochtone, essuyant les ruisselets de sueur le long de leurs clavicules, se plaignant en choeur d'une sensation d'étouffement; mais, pour le reste, ils n'avaient rien de commun avec les Parisiens, ni d'ailleurs les uns avec les autres. Ils se divisaient en deux catégories : l'une constituée de vigoureux, d'ambitieux, de joyeux lurons portés sur la bouteille, l'autre de créatures pâles, querelleuses, abandonnées - une escouade de fantômes volatils et divagants.

    • Récompenses diverses : National Endowment for the Arts (1968), American Academy of Arts and Letters (1973), Guggenheim Fellowship (1982).
    • Cynthia Ozrick est l'écrivain ayant gagné le plus de premiers prix à l'O. Henry Award : (197519811984 et 1992). 
    Californien, le héros de Corps étrangers décide de s'installer en France au début des années 1950. ll y fait la connaissance d'une jeune roumaine dont la famille a été déportée. 


    Une toute petite dame et une très grande oeuvre. Une toute petite dame aux cheveux blancs, aux lunettes cerclées de noir et à la voix chantante. Une très grande oeuvre, qui ne compte guère plus de dix titres, mais qui aura réussi à transbahuter les jouvences du réalisme magique sur ces vaisseaux fantômes où s'entassèrent, au XXe siècle, tous les réfugiés de la planète, tous ceux qui furent chassés de leurs terres ou de leurs communautés par la barbarie de l'Histoire. Car c'est l'exode -sous toutes ses formes- qui hante Cynthia Ozick, l'éternelle exilée qui s'est inventé une patrie de mots et de papier, un jardin où elle sème les graines d'une écriture toute en contrastes. Féerique et flamboyante comme celle de Singer. Tourmentée et cinglante comme celle de Bellow ou de Roth. Quant aux personnages préférés de la New-Yorkaise, ce sont les voyageurs sans bagages d'un monde sans racines. Et l'auteur de Corps étrangers leur ressemble: lorsqu'elle vit le jour -en 1928-, ses parents venaient de jeter l'ancre au coeur du Bronx, après avoir fui les pogroms dans leur Russie natale. 

    A l'époque, ce quartier n'avait pas grand-chose à voir avec celui d'aujourd'hui. Il n'y avait presque rien, quelques ruelles, un paysage semi-rural où le père de la petite Cynthia ouvrit une pharmacie qui ressemblait à l'antre d'un alchimiste. A l'école, elle était la seule Juive, mais beaucoup de ses camarades étaient aussi des enfants d'émigrés, allemands ou suédois, irlandais ou italiens. Un véritable melting-pot, dont la fillette s'échappait souvent pour dévorer les livres qui arrivaient grâce à une bibliothèque ambulante -un camion poussif, qui déversait sa cargaison de merveilles dans une cour où grognaient cochons et chiens errants. Cynthia Ozick n'a pas oublié l'enchantement de ses premières lectures, des contes de fées, des sornettes, des fariboles à quatre sous, et ce livre qui la fascinait parce que l'héroïne était une gamine qui rêvait de devenir romancière. "Toute petite, se souvient-elle, je savais que je lui ressemblerais. Avant même de connaître l'alphabet, je dictais des poèmes à ma mère. Je suis née écrivain. Ce n'est pas un choix de vie, cela fait partie de mes gènes." 

    A la maison, Cynthia Ozick aimait aussi écouter sa grand-mère, qui lui racontait en yiddish des histoires tirées de la Bible, du folklore russe ou des légendes chères aux frères Grimm. Plus tard, elle découvrit Forster, James -son futur mentor-, Tolstoï, Proust et Gide, dont elle a lu et relu Les Faux-Monnayeurs. Cette lumière salutaire venue des grands aînés allait irradier son oeuvre mais il y a aussi, sous sa plume, la part du diable: les séquelles de l'Holocauste. Même si les membres de sa famille proche n'ont pas été victimes des camps, elle appartient à la génération d'Anne Frank et, pendant sa jeunesse, elle a partagé les tourments de tous ceux que le nazisme avait boutés hors d'Europe. 

    Ces apatrides, Cynthia Ozick les a mis en scène dans ses livres et elle est depuis longtemps l'une des voix les plus attachantes de ce qu'on appelle "la littérature juive américaine", une expression qui lui semble chargée de contradictions. "Le romancier, explique-t-elle, est libre de toute contrainte, c'est un démiurge, un dieu créateur. A l'inverse, le Juif vit sous la contrainte d'un code de conduite très strict. En plus, il est voué au monothéisme et il lui est interdit de sacrifier à l'idolâtrie alors que l'écrivain, lui, passe son temps à inventer des images et des idoles. Il doit aussi pouvoir pactiser avec le Mal, être capable d'entrer dans la peau des démons et des assassins. Un Juif, au sens où je l'entends, a au contraire un devoir de justice et de responsabilité." 

     Ce paradoxe, Cynthia Ozick l'assume en faisant de la religion un art et, de l'art, une religion. Dans son pays, elle s'est d'abord imposée par ses recueils de nouvelles (Le Rabbi païen, Lévitation) avant de signer des romans hantés par le génocide juif: Le Châle, récit d'une survie dans l'enfer d'Auschwitz, puis le remarquable Messie de Stockholm, une chasse spirituelle dont l'objet est un manuscrit perdu de Bruno Schulz, le Kafka polonais assassiné par un SS en 1942. A lire, aussi, Un monde vacillant, une magistrale parabole sur l'exil: Cynthia Ozick y raconte le naufrage d'une famille d'universitaires berlinois réfugiés dans le Bronx, où un étrange prophète surgi des limbes viendra leur ouvrir les portes de la rédemption. 

    Sur ces ténèbres, l'écriture de l'Américaine scintille comme une guirlande et virevolte comme un pollen magique. Tout ce qu'elle effleure, elle le féconde par la rêverie, elle le transfigure pour offrir un supplément d'âme à une époque vouée à la disgrâce. "Pourquoi, moi qui ai si peur du cannibalisme qu'est l'art du conteur, ai-je toujours envie d'histoires et encore d'histoires?" demande Cynthia Ozick. La réponse, c'est que les histoires, pour elle, sont une manière de renaître et de retrouver le paradis perdu de sa petite enfance, lorsqu'elle fut happée par le merveilleux dans le Bronx des années 1930. 

    A la fin de la guerre, alors qu'elle sortait de l'adolescence, elle vit pas mal d'Américains partir vers cette Europe que certains d'entre eux avaient dû quitter dans l'urgence. Ils y cherchaient l'ivresse et l'exotisme, sans savoir qu'ils y trouveraient d'autres désillusions. C'est le sujet du nouveau roman de Cynthia Ozick, Corps étrangers, où, une fois encore, elle met en scène des personnages déracinés, des âmes errantes que les vents balayent comme des fétus de paille, d'un pays à l'autre. Julian Nachtigall, le héros, est un jeune expatrié qui a fui sa Californie natale -"une terre d'ignorance", lance-t-il- et qui a débarqué à Paris au début des années 1950 en croyant que Saint-Germain-des-Prés serait un éden. Il n'y a trouvé qu'un modeste boulot de barman avant d'y rencontrer une autre vagabonde, Lili, une Roumaine dont la famille a été déportée à la fin de la guerre. Pendant ce cauchemar, elle a perdu un époux et un enfant, et c'est d'une ombre pathétique que s'est entiché Julian. Elle lui "enseigne la connaissance de la mort", écrit Cynthia Ozick, qui raconte comment ce couple vivote dans le Paris des existentialistes en squattant l'appartement luxueux d'un charlatan, Montalbano, sorte de docteur Folamour qui ne vend que du mensonge. 

    De l'autre côté de l'Atlantique, le père de Julian -Marvin, un foutraque inculte, un monstre de mégalomanie- a réussi à convaincre sa soeur Doris de s'embarquer pour Paris. Sa mission? Retrouver les traces du fils ingrat. Et lui ordonner de rentrer au bercail, cette Californie où il étouffait -il dit avoir voulu "s'exiler de son père"- et où sa mère Margaret est en train de sombrer dans la démence, derrière les murs d'un asile... D'un personnage à l'autre, Cynthia Ozick orchestre un ballet amer de "corps étrangers", des êtres chassés d'eux-mêmes par la folie, par l'orgueil, par la guerre, par l'Histoire ou par le désir de briser la tutelle paternelle. "Nous sommes des fugitifs. Comme Hansel et Gretel. Sauf que nous n'avons jamais eu l'intention de semer des miettes de pain pour retrouver notre chemin", dit un des protagonistes de ce récit dont la trame rappelle celle des Ambassadeurs de Henry James. 

     Avec cet auteur, Cynthia Ozick voulait se mesurer depuis longtemps. Elle l'admirait tellement qu'il lui faisait peur, explique-t-elle, mais elle est parvenue à surmonter ses inhibitions en écrivant ce roman. Un roman magnifique qui, dans la confusion de l'après-guerre, explore toutes les figures du déracinement, à la fois social, politique et psychologique. Comme si l'existence était un gouffre insondable, une mer trop vaste condamnant les êtres à une éternelle dérive. Mais, sous la bourrasque, telle une étoile dans la nuit, la prose de Cynthia Ozick s'embrase pour éclairer tous ces naufragés auxquels elle tend la main, de livre en livre. - L'express - 

     Extrait :

    "A cette époque, il y avait des étrangers partout dans Paris. C'étaient d'abord de jeunes Américains qui se disaient "expatriés", alors qu'ils n'étaient que des touristes littéraires en visite prolongée, entichés de légendes sur Hemingway et Gertrude Stein. Ils échangeaient amants des deux sexes selon un savant système de rotation, jouaient à l'existentialisme, se vantaient d'avoir aperçu Sartre aux Deux Magots et revendiquaient fièrement leur jeunesse. L'autre contingent d'étrangers - les fantômes - était polyglotte. De leurs bouches, jaillissaient toutes les cadences de l'Europe. A l'inverse des Américains, ils fuyaient le passé. Ces Européens avaient subi une attaque de l'Europe ; ils portaient le tatouage de l'Europe. Bien qu'ils eussent afflué à Paris, la guerre était encore en eux. C'étaient des déplacés, des temporaires, des temporisateurs." -Cynthia Ozick raconte le déracinement

    La confrontation de la «jeune» Amérique et de la «vieille» Europe: on sait la fortune de ce motif littéraire porté très haut par Henry James dans nombre de ses romans et de ses nouvelles. Cynthia Ozick, qui a consacré une thèse à l'auteur des Ambassadeurs, donne aujourd'hui de ce thème sa version personnelle, une version modernisée, car, dans les années 1950, l'Amérique n'est plus un pays «jeune», et le Paris fréquenté par les Américains en quête de dépaysement n'est plus le Paris huppé et raffiné des héros de James, mais le Paris bohème découvert, trente ans plus tôt, par Hemingway ou Henry Miller. 

    ChallengeCoupsDeCoeur2013.jpgLes dates ci-après correspondent à la parution originale de ses œuvres en langue anglaise.
    • 2010 : "Foreign bodies", roman, Corps étrangers, éd. de l'Olivier, 305 pages, 
    • 2004 : "Heir to the Glimmering World" (UK: "The Bear Boy"), roman, Un monde vacillant, éd. de l'Olivier, 408 pages, 2005, raconte la vie quotidienne de la famille Mitwisser, installée dans le Bronx après avoir fui Berlin et les nazis.
    • 2000 Quarrel and Quandary, essais
    • 1997 "The Puttermesser Papers" "Les Papiers de Puttermesser", éd. de l'Olivier, 332 pages, 2007,  raconte l'histoire de Ruth Puttermesser et de son Golem.
    • 1989 : Le Châle, éd. de l'Olivier, 92 pages, évoque le récit d'une mère de famille dont le nouveau-né a été tué dans un camp de concentration et qui, survivante, sombre dans la folie.
    • 1987 : The Messiah of Stockholm, roman, Le Messie de Stockholm, éd. du Seuil, 235 pages, évoque la figure de l'écrivain Bruno Schulz assassiné par les nazis en Galicie.
    • 1983 : The Cannibal Galaxy, roman, La Galaxie cannibale, éd. Mazarine, 241 pages,
    • 1982 : Lévitation, éd. de l'Olivier, 219 pages, 
    • 1971 : The pagan rabbi, nouvelles, Le Rabbi paien, éd. Rivages, 217 pages, 

    déjà lusUn monde vacillant - Le Messie de Stockholm - Le châle - Les papiers de Puttermesser - Le rabbi païen -


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