lundi 11 novembre 2013

Comment un livre devient-il une œuvre littéraire ?

 Ils reçoivent parfois des prix, pourtant tous les écrivains (même primés) ne font pas de la littérature. Alors qui valide les œuvres : la presse, les lecteurs ou l'université ?

 Benjamain Hénon pour Télérama
Benjamain Hénon pour Télérama
Est-ce une œuvre ? Est-ce, ou non, de la littérature ? Voilà résumée, de façon lapidaire, la question délicate qui se pose face à un roman ou un récit contemporain. Et, découlant naturellement des précédentes, cette autre question : qui détient l'autorité pour en décider ? En théorie, l'artiste est autonome en la matière : lui seul peut s'affirmer comme tel et accréditer sa création comme relevant de l'art. Pourtant, dans les faits, les instances de légitimation d'un texte sont nombreuses. De l'éditeur qui choisit de le publier aux jurés des prix littéraires qui décident de le primer, de la critique qui en parlera, ou non, dans les colonnes des revues spécialisées et de la presse généraliste aux médias audio­visuels qui inviteront l'auteur, du public qui achètera (ou pas) le livre aux lycées et universités qui l'inscriront dans leurs programmes, la liste exhaustive de ces instances est presque impossible à dresser... Et ce n'est pas tout.

La reconnaissance d'un écrivain peut encore venir d'un pair qui l'adoube par le biais d'une préface élogieuse ; de la décision des institutions publiques de lui octroyer bourse ou résidence d'auteur ; des programmateurs de festivals qui l'invitent ; ou des éditeurs étrangers qui décident de le traduire... Toutes ces instances ne pèsent pas le même poids, ne produisent pas les mêmes effets, et interagissent entre elles. Certaines valident l'oeuvre d'un point de vue critique, en lui reconnaissant une valeur esthétique ; les autres en font plutôt un objet culturel au succès commercial potentiel. Symboliquement, une publication sous le label des éditions de Minuit, Verdier ou P.O.L, un long article argumenté dans La Quinzaine littéraire ou dans Art Press, la mise en valeur dans une manifestation aussi prestigieuse que les colloques de Cerisy pèsent plus lourd qu'une apparition sur un plateau de télévision. Il en va tout autrement, bien sûr, si on envisage les répercussions pour le livre et pour l'auteur en termes de ventes et de notoriété !

De quelle valeur parle-t-on ?


De quel côté situer les prix littéraires, notamment le Goncourt et autres prix d'automne, tellement décriés mais tellement vendeurs ? Difficile à dire, répond l'universitaire Sylvie Ducas dans son essai La Littérature à quel(s) prix ? Parce que, d'année en année, des écrivains fort différents se succèdent dans les palmarès. Parce que tous évoluent dans un champ littéraire unique, où « il n'existe pas de séparation radicale entre le bon grain et l'ivraie de la littérature ». Parce qu'« il n'existe pas non plus, en littérature, d'un côté un océan de pureté et, de l'autre, un océan d'intérêts frelatés » et qu'enfin, « qu'on le déplore ou non, la valeur littéraire d'un livre ne s'oppose pas de façon manichéenne à sa valeur ­marchande ». Ainsi Marguerite Duras, dont L'Amant, prix ­Goncourt 1984, s'est vendu depuis sa parution à plus de trois millions d'exemplaires, est-elle également l'écrivain contemporain qui intéresse le plus la recherche doctorale française : pas moins de soixante-huit thèses ont été écrites sur son oeuvre depuis les années 1980 !

Lorsqu'on l'interroge sur l'instance de validation qui lui importe le plus, l'écrivain Philippe Forest commence par s'amuser : « J'ai tendance à tout vouloir ! » Avant de préciser, plus gravement : « A chaque fois que je publie un livre, je doute de moi, de ce que j'ai fait. Donc, je suis très attentif à sa réception. Compte tenu de ce que j'écris, j'ai fait une croix sur la notoriété médiatique. Je ne passe pas à la télé, et mes livres sont trop difficiles, suscitent trop de réticences pour être achetés par un large public. La presse est donc très importante, c'est elle qui fait connaître le livre, lequel a besoin de trouver des lecteurs tout de suite. II y a de bons critiques — il m'arrive d'ailleurs de lire des articles sur mes livres qui me paraissent dire, même brièvement, des choses plus pertinentes que certains articles de critique savante ou certains mémoires mal faits. Mais la critique journalistique est souvent versatile : elle peut aimer un ouvrage d'un auteur et passer les suivants sous silence. C'est comme s'il fallait refaire ses preuves tout le temps ! L'invitation à des rencontres littéraires de qualité, comme à la Villa Gillet à Lyon, peut compenser la désillusion vis-à-vis de la presse. Enfin, si l'on veut durer, la reconnaissance de l'université est importante — même si elle n'offre pas une garantie absolue. »

Critique savante ou journalistique ?


L'idéal, c'est évidemment que la reconnaissance vienne du plus grand nombre d'instances possible. Outre les lecteurs — car un auteur écrit avant tout pour être lu, par des milliers de personnes ou par une communauté plus restreinte, la « poignée d'élus qui me ressemblent, les happy few » que souhaitait Stendhal —, la presse et l'université sont les lieux de légitimation principaux des oeuvres contemporaines. L'université est arrivée récemment dans le jeu : en vingt ans, elle s'est imposée comme cruciale. Auparavant, l'université et la critique savante se consacraient, pour le dire vite et brutalement, aux écrivains morts, à l'histoire littéraire ; et c'est la critique journalistique, dans les quotidiens ou les hebdomadaires, qui s'occupait seule d'estimer les oeuvres contemporaines. D'où cette anecdote, significative et demeurée célèbre dans les départements de littérature : lorsque, en 1985, Claude Simon obtint le prix Nobel, on s'avisa, à la Sorbonne, que la bibliothèque ne possédait ­aucun de ses ouvrages !

« Incarnée au milieu du xxe siècle par des gens comme Emile Henriot, Robert Kanters, Pierre-Henri Simon ou un Bernard Frank débutant, la critique journalistique avait alors toute autorité, rappelle Marc Dambre, professeur de littérature française des XXe et XXIe siècles à la Sorbonne nouvelle. Elle était passionnée et passionnelle, elle avait des partis pris forts. Les écrivains entraient en dialogue ou en opposition avec elle — c'est en quelque sorte contre Emile Henriot, contre la défense d'une littérature trop psychologique, que s'est constitué le mouvement du nouveau roman, et c'est dans les journaux grand public qu'avait lieu le débat esthétique. » Et Dambre d'ajouter : « Aujourd'hui, la critique journalistique n'est pas moins compétente, mais elle a perdu son autorité. »

« Il y a peut-être autant de bons critiques qu'il y a quarante ans, mais les conditions générales sont plus défavorables, prolonge Philippe Forest. Quand je me suis plongé dans la presse de l'époque pour travailler à mon livre sur le mouvement littéraire Tel Quel, j'ai constaté à quel point les journaux consacraient davantage de pages à la littérature et publiaient des textes critiques d'une grande exigence et d'une grande complexité. Le champ littéraire était aussi plus lisible car il était plus conflictuel. Encore aujourd'hui, c'est autour des rares grandes polémiques qu'on voit se dessiner les lignes de force : autour des Particules élémentaires, de Michel ­Houellebecq, autour de l'autofiction (Une semaine de vacances, de Christine Angot) ou de la question littérature et histoire (avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, ou Ian Karski, de Yannick Haenel, l'an dernier). Quand le débat se cristallise, on entend s'exprimer des points de vue et de vrais jugements de valeur. En temps normal, tout est un peu consensuel, dilué au nom de l'éclectisme. »

Extrêmes contemporains


Le rôle de lieu de discussion sur l'esthétique qu'a cessé de jouer la presse — il est toujours tenu par certaines revues (mais de façon confidentielle) —, l'université se l'est donc attribué à la fin des années 1980 et au début de la décennie suivante, sous l'impulsion de jeunes chercheurs qui ont fait entrer la littérature contemporaine dans les amphis et les séminaires. Un de ces précurseurs, Dominique Viart, professeur de littérature française moderne et contemporaine à l'université de Nanterre, se souvient d'un collègue affirmant « non sans mépris que, en se penchant sur un auteur qui n'était pas mort depuis au moins vingt ans, l'universitaire ne fait pas de la recherche mais du journalisme. J'ai trouvé qu'il y avait là un manque d'engagement ».

Viart et ses amis appliquent à la littérature de leur époque — on emploie, pour la qualifier, l'expression « extrême contemporain » — les méthodes d'analyse textuelle savantes (poétique, narrato­logie, etc.) employées pour l'étude des textes « modernes » — ceux du xxe siècle — par la critique structuraliste (Barthes, Bremond, Genette...). « Notre travail consiste à essayer de repérer, parmi les textes contemporains, ceux qui renouvellent les formes, ceux où il se passe quelque chose d'inattendu, éventuellement de dérangeant, au niveau de la langue, ceux qui n'utilisent pas le langage comme un simple outil mais comme un matériau », explique Dominique Viart, en insistant sur le caractère collégial de ce « travail de légitimation, car personne ne peut s'arroger l'autorité de décréter qu'une oeuvre est valable ou pas : c'est dans l'échange et la discussion que les choses apparaissent ».

Et d'ajouter : « L'instantanéité du jugement, le fait d'envisager des oeuvres en cours et non pas closes, tout cela fait que l'universitaire qui s'attache à l'extrême contemporain travaille dans une zone d'incertitude, quels que soient les outils d'analyse dont il dispose. » Le chercheur n'est pas exempt de subjectivité, ni de sensibilité à l'air du temps, à la mode, « alors il faut être prudent lorsqu'on décrète que telle oeuvre est légitime ou pas. Et il faut ouvrir suffisamment l'angle pour prendre en considération le plus d'oeuvres possible, et ne pas créer une sorte de huis clos en travaillant toujours sur les mêmes auteurs ». « Eviter que le canon se fossilise », résume Philippe Forest, lui-même universitaire, spécialiste du xxe siècle.

Certains écrivains, pourtant, ont la faveur manifeste des doctorants. L'analyse de la recherche française sur la production littéraire contemporaine depuis 1980 place J.M.G. Le ClézioYves BonnefoyPascal QuignardPhilippe JaccottetPatrick ModianoAnnie ErnauxJean Echenoz et Pierre Michon en tête des écrivains vivants ayant suscité le plus grand nombre de thèses (1) . Derrière eux, Patrick ­Chamoiseau, Lorand Gaspar, Milan Kundera ou encore ­Valère Novarina. Si la liste ne recoupe pas les palmarès des meilleures ventes ou des prix littéraires, elle n'en est pas non plus aux antipodes. Et elle rassemble majoritairement une génération née dans les années 1940 et publiant depuis plus de trois décennies. Preuve, peut-être, que même en matière d'« extrême contemporain », le temps n'est pas hors jeu — et que la capacité de durer demeure le critère majeur de la légitimité.
(1) Voir l'article « La littérature française contemporaine à l'épreuve du fichier central des thèses », de Marie-Odile André et al., Revue d'histoire littéraire de la France (3/2011), éd. PUF.

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